« Ce que le traitement des apparitions de Bertrand CANTAT dissimule de notre humanité »

Ma parole sur les réseaux sociaux est assez rare, tout d’abord parce que je doute qu’il s’agisse d’un lieu qui fasse vraiment pédagogie en dépit de l’étonnant rhizome qui les supportent. Mais j’ai toujours fait le pari du décryptage de la complexité, surtout lorsque l’occasion le mérite. En voilà une qui se présente et que je ne voulais pas laisser passer. 

Observateurs avisés de l’actualité, vous n’êtes sans nul doute pas passés à côté de l’apparition médiatique de Bertrand CANTAT dans le numéro des Inrockuptibles d’octobre, et encore moins du traitement social qu’elle a entraîné. Je voulais préciser que je fais confiance en nos institutions, notamment la justice, et ceux et celles qui tous les jours essaient de la rendre et de la mettre en œuvre dans des conditions extrêmement difficiles.

Mon propos n’est donc pas de commenter le crime commis par Bertrand CANTAT – mon avis n’intéresse personne – mais bien de mettre en perspective le traitement qui est fait de cette affaire et, principalement, la fonction sociale qu’elle risquerait d’avoir si nous ne l’éclairons pas.

Après plusieurs jours où je suis resté spectateur consterné de tout cela, s’imposait la nécessité de mettre en pensées, puis en mots, mes ressentis et intuitions. L’enjeu de ce papier n’est pas de dire ce que le traitement de l’affaire CANTAT révèle de nous-tous-qui-faisons-société mais davantage ce que cet emballement médiatique dissimule d’une part de notre humanité. Je vous propose d’aborder ce sujet en plusieurs parties dans lesquelles vous pourrez picorer à votre guise. Ceci n’est pas un roman. Passez un paragraphe et vous n’aurez rien manqué pour comprendre le suivant !

D’une morale à double vitesse …

Je ne sais pas vous, mais j’ai toujours eu besoin de grilles de lecture pour décoder le monde. La mienne se construisait sans que je le sache au gré de mes visites incessantes au musée d’Orsay. J’ai toujours été fasciné par l’idée que la réalité et la vérité n’étaient que relatives et qu’elles dépendaient principalement du point de vue de celui qui la dépeignait. Les toiles peintes par Claude MONET de la Cathédrale de Rouen sont à ce titre explicites. Un même objet devient autre en fonction de la perspective que l’on a sur lui, mais sans nul doute aussi de l’humeur du jour de l’artiste, de ses expériences récentes, … c’est sans nul doute ces heures d’errance dans les galeries d’Orsay qui ont conditionné mon appétence future pour la phénoménologie.

Il en est ainsi d’un fait divers, aussi horrible soit-il. Le crime commis par Bertrand CANTAT est un fait stable lorsqu’il est saisi par le droit. Nommé comme criminel parce que tous les faisceaux de preuves le justifiaient. Condamné comme criminel. Libéré comme celui qui a purgé sa peine et payé sa dette envers la société. Si ce fait est stable du côté du droit, il perd toute consistance du côté de la morale. Chaque apparition de Bertrand CANTAT est l’occasion de rappeler l’horrible du crime comme si la justice n’avait pas fait son œuvre … totalement. Une part de vérité aurait échappée au jugement et à la peine et d’aucuns se chargent de la rappeler. Il devient alors fait moral qui convoque chacun dans son rapport à l’autre, à l’amour, à la violence, au meurtre, au féminin, … il s’agit d’une toile vierge (comme la dernière planche, blanche, du test projectif TAT utilisé en psychologie pour ceux qui connaissent) sur laquelle chacun projette ce qu’il a au fond de lui et que bien souvent il n’accepte pas, plus ou moins inconsciemment.

Que l’on rappelle l’horrible d’un crime dans un devoir d’histoire afin qu’il ne se répète plus ne me choque pas. Que l’on utilise ce fait expiatoire comme opportunité de s’ériger en hérauts implacables et exemplaires d’une supposée morale m’étonne davantage. L’affaire CANTAT serait-elle devenue image arrêtée d’une pensée bienséante prompte à prescrire le bien et le mal, comme si la réalité n’était pas plus complexe, comme si ce fait, lui, ne devait souffrir plusieurs points de vue ? L’affaire CANTAT semble résister aux grilles de lecture impressionnistes !!!

J’ai toujours été étonné de ce qui nous choquait, moi le premier. Le grave tenait le monopole de l’horreur tandis que l’ordinaire trouvait à se banaliser. Comme si la morale était à deux vitesses. Pourrait-on imaginer, dans un élan impressionniste, qu’un ou une de ceux ou celles qui disent leur haine légitime envers Bertrand CANTAT à grands coups de semonces morales sur des scènes médiatiques, pouvaient ensuite rentrer chez eux, empruntant les couloirs du métro et les rues parisiennes en enjambant, comme à l’ordinaire, des familles syriennes poussées hors de chez elles par une autocratie tyrannique et sanguinaire ? Pourrait-on s’étonner que les mêmes personnes encore parviendraient aisément à s’avouer fascinées par une figure du grand banditisme dont les portraits sont tirés et exploités par les médias de l’écrit ou de la télévision en écartant la réalité des crimes horribles qu’ils ont commis dans leurs trajectoires psychopathes ? (ce qui aurait pu être mon cas, jeune psychologue à la prison de Fleury-Mérogis, je l’avoue bien volontiers) Doit-on s’inquiéter quand dans le même temps nous continuons à saluer et parfois à glorifier ces capitaines d’industries ou grandes femmes et hommes d’entreprises, laissant à la marge le fait qu’ils contraignent, asservissent, appauvrissent des salariés qui souffrent et parfois meurent en silence en essayant simplement d’exister ? Y a-t-il une graduation dans l’horrible ? Y a-t-il une graduation dans nos réactions morales qui parfois nous détournent d’une souffrance ordinaire qui ne dit plus son nom et qui ne trouve plus de défenseurs tout aussi zélés ? tout cela me gêne profondément sur ce que cela dit de notre société et de sa capacité à se mobiliser sur l’essence même de ce qui fait son lien !

Totem et tabou … Freud avait raison

L’acharnement (à entendre comme la promptitude des exégètes de l’affaire CANTAT à se manifester dès que l’occasion leur est donnée) est si insistant que nous pouvons faire ensemble l’hypothèse que tous ceux qui s’y prêtent sur la scène publique (depuis les commentaires de nos femmes et hommes politiques et autres personnalités de la scène médiatique à ceux de monsieur-madame-tout-le-monde sur l’espace « extime » [Lacan] des réseaux sociaux) y trouvent un bénéfice secondaire indéniable. Mais lequel ?

Pour essayer de répondre à cette question, il semble bon de revenir à Freud. Si ce que j’écris ci-après ne vous intéresse guère, dites-vous qu’il est toujours sympa de citer Freud le Dimanche avec des amis. C’est déjà ça de gagné ! Dans un ouvrage de 1913, Totem et Tabou, il nous donne une véritable leçon d’anthropologie, indiquant en s’appuyant sur l’image d’une horde sauvage, que celle-ci ne pouvait tenir et faire société qu’en érigeant totems et tabous qui unissaient chaque membre de la horde. Le père tué par ses fils, puis totémisé comme référence symbolique (représentant la loi) et les règles concernant l’inceste (tu ne coucheras pas avec ta mère) et le parricide (tu ne tueras pas ton père-ta mère) semblent des tabous de bon aloi, vous en conviendrez avec moi. Freud de dire que ces coordonnées sont des repères ou valeurs cardinales de ce qui fait social sans lesquelles le meurtre et l’annulation de l’altérité seraient possibles.

N’y aurait-il pas de cela avec cette affaire CANTAT et son traitement ? On a bien besoin de ce qui fait loi symbolique, (aujourd’hui une position existentielle-victimaire paradigmatique de notre société qui rappelle à toutes – et tous – que cela peut nous arriver : et oui, il y a aussi des hommes battus !!!) et d’un totem négatif incarné par le criminel, jugé comme tel, que l’on cherche plus que tout à ne pas oublier. Chaque occasion est trop belle pour brandir le totem et réunir ainsi la communauté qui, ainsi, s’identifie, se reconnait, existe pourrait-on dire.

Je ne peux m’empêcher de penser que l’exposition de cette figure totémique du crime infâme fait aux femmes (et je le pense vraiment !) permet de dissimuler la part de nous qui ressemble à ce que nous dénonçons. Freud n’a jamais dit qu’ériger les totems et tabous privait chacun de ses pulsions primaires, mais promettrait des garde-fous pour éviter qu’elles ne s’expriment librement, une fois le social advenu. Gageons qu’aujourd’hui notre société qui se caractérise par l’ouverture à l’infini du champ des possibles, manque de garde-fous quotidiens et se satisfait pleinement de ces marqueurs prescrits par l’actualité. Il n’y a qu’à constater combien l’ensemble des déviances est disponible à partir de n’importe quel moteur de recherche ; combien la consommation de violence et de sexe, et de sexe violent, est disponible à l’envi pour tous, sans effort. Il est assez aisé de passer d’une critique acerbe d’un crime et de son auteur à la consommation d’un « petit-porno-vite-fait » qui met en scène la soumission de la femme. Mais, non, vous avez raison, cela n’a rien à voir !!!

De l’amour et de la haine …

Bien et mal, beau et moche, amour et haine… catégories bien pratiques qui nous permettent de ranger les objets et de lire le monde. Nous ne doutons pas pourtant que ces notions sont soumises à un mouvement global qui en fixe les coordonnées bien mouvantes. Il faudrait faire un voyage en épistémè avec Michel FOUCAULT pour en saisir la mécanique. Mais peu de gens voyagent avec lui, et n’ont pas d’appétit de complexité plus loin que ces catégories bien pratiques.

En écoutant chacun se répandre sur les plateaux télé ou radio sur « l’affaire » que chacun reconstruit à partir de ce qu’il croit en savoir – puisque seulement deux personnes ont assisté à la scène et un, seulement et malheureusement, peut encore en faire témoignage – je pense souvent au petit livre de Joan Rivière et Mélanie Klein publié en 1937, « l’amour et la haine ». Toutes deux démontrent que ces deux sentiments sont profondément liés et se répondent sans cesse pour chercher à s’allier dans un jeu de compensation ou l’excès de l’un ou de l’autre sera compensé en permanence afin d’autoriser le lien, la culpabilité, la réparation. Elles démontrent qu’amour et haine sont les deux revers d’une même médaille. Que nous réservons notre haine la plus profonde à ceux que nous aimons le plus, les autres ne méritant, finalement, que notre indifférence.

En quelque sorte, pouvons-nous dire avec clarté et responsabilité ce qui distingue, dans le fond, ce qui est arrivé dans cette affaire, à ce qui nous est presque tous arrivés confrontés à la déception de, ou par l’être aimé ? Sur le fond dis-je, par ce que sur la forme nous sommes peu à passer à l’acte -bien qu’en y regardant de plus près !- et encore moins à tuer l’autre, cible de notre haine si naturellement liée à l’amour que nous lui avons porté. Ce serait en quelque sorte oublier que la violence est inhérente à l’humanité et que ce que nous savons de son potentiel peut nous effrayer. C’est à ce titre que totémiser l’agresseur CANTAT, qui plus est figure iconique de plusieurs générations, c’est créer l’illusion de la différence. Lui n’est pas moi. Sa violence n’est pas la mienne. Laissez-moi maintenant vous donner quelques exemples tous personnels – pour ne pas que vous me réduisiez à un donneur de leçons – qui montrent que la frontière entre nous et ces figures du mal / crime est particulièrement ténue. En gros, il ne faudrait pas grand-chose pour que l’on soit à la place de celui que l’on juge !

J’ai 3 enfants que j’adore et le souvenir toujours présent, incrusté dans ma mémoire, des périodes de privation de sommeil conséquences de longues heures à essayer de calmer les cris insupportables de mes nourrissons. Quelle différence y a-t-il, je vous le demande, entre moi, poussé à bout par cette épreuve existentielle majeure, et cette jeune femme qui, dernièrement et dans des conditions similaires, a secoué son nouveau-né lui infligeant ainsi des lésions cérébrales irréversibles ? sur le fond, aucune ! nous sommes tous deux à bout ! sur la forme : tout ! de mon côté je pouvais déléguer à ma femme la gestion de l’insupportable. Je pouvais dans un élan de lucidité me convaincre qu’aucun enfant n’était mort d’avoir trop pleuré et, surtout, ma maison était suffisamment grande pour atténuer l’exposition à cette souffrance auditive en isolant mon enfant dans une chambre éloignée. Pour cette jeune femme vivant seule, incapable de tout recul sur une maternité qu’elle découvrait, dans un studio exigu, rien de tout cela !

Ou encore cette situation. La semaine dernière, alors que je déposais mes enfants à l’école, ma voiture garée sur un trottoir, le même que ces 6 dernières années utilisé, par usage, pour fluidifier la dépose et le trafic, une femme passe à côté de moi et me lance un regard peu amène. Elle finit par m’apostropher : « vous n’avez pas à vous garer ici !!! » interpellé par le ton utilisé, je lui renvoie ma surprise. Elle surenchérit : « vous pensez que vous donnez une bonne éducation à vos enfants en leur montrant un tel exemple. C’est à cause de gens comme vous que notre société va si mal !!! » et de conclure : « pauvre type !!! », me laissant à ma sidération. Je suis plutôt mal placé pour me juger mais je pense être assez respectueux et bienveillant avec mon prochain. Cette scène-miroir me plonge alors dans une confusion de valeurs qui a généré chez moi une agitation psychique entraînant dans son sillage tous les codes d’une violence froide appuyée par des images mentales sans équivoque. Je vous passe le traitement que j’infligeais alors à cette dame d’un âge honorable et d’aucuns l’aurait jugé moralement inacceptable et condamnable si, d’aventure, de ces images j’étais passé à leur mise en acte. Quelles différences, cherchez-les bien, entre moi et cet homme qui, pris au dépourvu d’une discussion, se trouve dans un conflit de valeurs et une agitation psychique similaires, ressent ce courant violent surgir du plus profond de lui et la met en acte comme si c’était, là, la seule issue, logique ? sur le fond, aucune ! la violence qui s’agitait en moi avait un potentiel plus que destructeur. Mais j’ai la chance d’avoir l’imaginaire, le fantasme, les rêves dans lesquels se rejouent les scènes de la vie quotidienne et empêchent leur mise en acte. Et vous, combien de collègues avez-vous malmenés dans vos rêves ? Combien d’ami.e.s avez-vous séduit.e.s puis pris.e.s violemment dans des frasques sexuelles qui vous sont normalement étrangères dans le cadre de votre stricte conjugalité ? Dans ces instances, des prothèses psychiques du réel, nous malmenons, humilions, baisons … « pour de faux » comme dirait ma petite fille. Et puis j’ai aussi la chance, différemment à ce jeune homme, de ne pas avoir la violence comme modèle. Mes parents ne nous frappaient pas et mes amis d’enfance avaient plutôt la légèreté de mon petit village du Tarn que la violence chevillée au corps.

Seuls quelques crimes semblent échapper à cette logique puisque mus par une folie passagère ou structurelle, défiant tous les codes de la violence normale et inscrite dans le patrimoine de l’humanité qui nous relie. Les folies meurtrières convoquent le non-sens et, jamais, ne susciteraient autant de commentaires durables que ces crimes qui dévoilent une partie de ce que nous sommes et que nous voulons pas voir. Nous dénonçons particulièrement ceux dans lesquels une part de nous s’agite et que nous n’acceptons pas. Nous pouvons presque comprendre le crime commis par un fou, puisqu’il sort du réel et ne fait en rien résonance avec ce que nous sommes !

De la nécessité morale de faire croire à la réhabilitation !

Le dernier point que je souhaite aborder concerne la responsabilité de tous ceux, zélateurs ou adversaires, qui pardonnent ou condamnent avec fermeté un fait criminel et celui qui en est l’auteur. Évidemment, par-delà ce que chacun d’entre nous osons avouer en public -la désirabilité sociale est trop forte dans notre société agitée par Narcisse – nous sommes souvent plus aises à tenir des discours plus conformes à ce que nous sommes dans un contexte plus intime. Une expérience illustre assez bien ce que peut être la désirabilité sociale. Deux étudiants de sociologie partent réaliser une étude sur les votes extrêmes et idées nationalistes au sein d’un quartier donnée. L’un est de type caucasien, l’autre de type africain. Vous ne serez pas surpris du fait que si le premier a recueilli sans mal des propos extrêmes et racistes, le second n’en a recueilli aucun. En effet, le poids du social, ici représenté par l’interviewer de couleur de peau noire, joue sur la nature des propos que nous essayons d’adapter à ce que nous supposons qu’il est bon de dire à un moment donné.

Pour revenir à notre affaire, le droit inaliénable à l’expression m’amène à penser que chacun fait et dit ce qu’il veut dans une sphère privée, mais dès que l’on se situe sur la sphère publique (à l’école, dans une association, lors d’une conférence, d’une émission publique, …) il est des commentaires qui sont bien moins pardonnables parce qu’ils nous engagent auprès des gens qui nous écoutent et, parfois, nous choisissent comme porte-voix. Dès que l’on est personnage public (du maître d’école au président de la république) les mots que nous utilisons sont repris et utilisés par d’autres. J’en dirai moins des arguments qui sont souvent absents ou mal compris. En effet, des gens vous/nous choisissent à notre insu comme modèle, idéal, référence, et nous leur prêtons nos mots et manières de voir le monde, sans le savoir.

Je vous donne encore un exemple tiré de ma petite histoire. J’avoue bien humblement que j’étais un piètre élève dans les années lycée et souvent en proie à un sentiment d’étrangeté qui avait tendance à m’isoler. J’étais comme de nombreux adolescents en quête de discours identificatoires. J’avais « choisi » une enseignante de chimie qui pour je ne sais quelle raison (un trait de sa personnalité, de son physique, …) fonctionnait pour moi comme idéal. Ses mots, ses manières d’être, sa vision du monde résonnaient et conditionnaient ce que je devenais. Évidemment, elle n’en savait rien, et moi non plus d’ailleurs. C’est à la fin d’année, lorsqu’elle fait un bilan « sévère » m’indiquant que « le lycée général n’était pas fait pour [moi], que [je] serai bien mieux en lycée technique » dans un ton fait de dédain et d’indifférence, que j’ai ressenti la violence de l’idéal qui s’est écrasée sur moi. Je l’ai choisie. Elle n’en savait rien. Elle ne savait pas que ces mots anodins pour d’autres peut-être, allaient à ce point me toucher. Relu avec le recul que m’imposent l’âge et l’expérience, ce fait m’indique que dès que l’on parle sur un espace public, cela nous oblige à considérer que nos mots et manières de voir le monde peuvent avoir un effet, et que nous devons le mesurer. Je laisse de côté, bien entendu, tous les prosélytes et autres manipulateurs qui savent parfaitement jouer de cela.

Le traitement de l’affaire CANTAT dit une chose claire sur la scène publique. Que la réhabilitation est impossible. Criminel tu as été, criminel tu resteras ! dire cela n’est en rien anodin, à une période où chacun d’entre nous peut être confronté dans l’une de ses sphères sociales à une personne qui aurait pu avoir un comportement condamnable. Est-ce que nous nous posons la question du rôle que la société joue dans la réhabilitation du criminel au travers des regards et des discours qu’elle porte sur lui ? Les personnes qui ont été placées sous main de justice (des détenus ou personnes bénéficiant de peines alternatives) disent bien à quel point la prison est parfois moins dure que le traitement qu’ils reçoivent une fois sortis. Cela en dit là encore beaucoup sur notre humanité.

Pendant que des moralistes patentés rappellent le grave que personne de sensé ne remet en cause, même les plus grands fans de l’idole déchue, ils renforcent un discours sur l’impossible réhabilitation. L’ensemble de ces personnages devrait s’intéresser de plus près au travail de fourmi que réalisent les personnels de l’administration pénitentiaire – chercheurs, psychologues, éducateurs, bénévoles, … – pour développer des dispositifs visant à faciliter la réhabilitation des délinquants / criminels et, ainsi, prévenir la récidive. Les pays d’Europe du Nord ont bien compris qu’en humanisant les temps d’incarcération on limite la récidive. La justice restaurative en est une tentative éclairante. En confrontant le criminel et sa victime (notamment pour des cas de viols), en injectant de l’altérité là ou l’agresseur sexuel l’a annulée, le pari de l’introspection et de la réhabilitation est réalisé, souvent avec succès. En développant les peines alternatives à la prison – que seuls les gens qui n’ont jamais mis les pieds dans une prison française jugent comme bien trop bonnes pour ce genre d’individus – nous essayons de prouver que l’enfermement ne crée pas les conditions d’une conscience plus citoyenne. Et dans le même temps, sur des plateaux télé, certains rendus légitimes par le seul fait qu’ils ont une exposition médiatique, renforcent les discours inverses, plaident pour maintenir la déshumanité servie au crime et au criminel depuis si et trop longtemps déjà. Nos enfants doivent croire à la réhabilitation pour ériger, par leurs regards et discours, des protections offertes à celui qui a transgressé règles et/ou morales afin qu’il puisse se reconstruire, une fois la peine prononcée et exécutée.

Tout criminel doit en effet faire face au risque de sa propre récidive. Tout criminel doit faire l’épreuve de ne pas persister à être ce que son acte a fait de lui. Le risque de l’identité négative plane.

Bertrand CANTANT, comme d’autres délinquants et criminels anonymes, doivent faire preuve de force psychique pour ne pas finir par récidiver et, finalement, donner à tous les commentateurs qui rappellent la haine et l’oubli qui devraient leur être réservés ce qu’ils attendent. Et si récidive il y avait, tous reviendraient sur les plateaux télé et diraient : « on vous l’avait bien dit ! » sans savoir qu’ils y étaient pour quelque chose.

Notez, pour terminer, ce que dit Maurizio FERRARIS, disciple de J. DERRIDA, dans le dernier numéro de Philosophie Magazine : « […] jusqu’à présent, c’est l’imbécilité qui a laissé le plus de traces écrites dans l’histoire. Je crains que nous n’ayons bientôt, avec les réseaux sociaux, une imbécilité de masse bien documentée […] le web donne le même droit de parole à un prix Nobel qu’à des légions d’imbéciles qui autrefois s’exprimaient dans des discussions au comptoir des bars et s’évaporaient dans les mémoires un peu alcoolisées des protagonistes. A présent, ces propos sont diffusés urbi et orbi, et les insultes restent pour l’éternité, d’où une violence sociale sourde. »

Mon article n’a pas, j’en conviens, la forme d’une lecture vite lue et digérée sur les réseaux sociaux. il fallait passer par le déploiement de l’argumentaire pour éviter de tomber dans la simplicité et la caricature. Bravo à tous ceux et celles qui sont arrivés jusque là !!!

je comprendrais encore que vous me reprochiez d’utiliser les espaces que je dénonce, mais j’ai essayé de les habiter par-delà les images simplistes qu’ils véhiculent. Multiplions les points de vue sur nos objets, plaidons pour la complexité pour ne pas tomber dans la facilité des catégories génériques pour voir le monde. Au moment où j’écris, je me dis que cela serait une journée idéale pour aller au musée d’Orsay !

*Photo by Austin Neill on Unsplash