
Focus sur un terrain emblématique : les EHPAD
Les EHPAD (Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) font face à un niveau d’absentéisme particulièrement élevé, largement supérieur à la moyenne nationale tous secteurs confondus. Sans entrer dans le détail chiffré (les sources variant selon les organismes), les rapports de la DARES, de la CNSA ou encore du Sénat convergent : l’absentéisme dans les EHPAD oscille entre 10 % et 14 %, avec une part importante liée aux accidents du travail, aux troubles musculosquelettiques et à la pénibilité psychique.
Alors que l’absentéisme en France est de 4,41 % en moyenne.
Cet absentéisme n’est pas seulement un indicateur de gestion RH : c’est un symptôme du rapport au travail, de la perception du métier et du climat organisationnel. Il faut comprendre les mécanismes psychologiques qui sous-tendent la décision d’être présent ou non, pour agir.
C’est dans ce contexte que la Théorie du Comportement Planifié (Ajzen, 1991) apporte un éclairage majeur.
Pourquoi mobiliser la Théorie du Comportement Planifié (TCP) ?
La TCP part du postulat suivant : un comportement n’est pas aléatoire, il est intentionnel. L’intention d’adopter un comportement (ici : venir ou s’absenter) est déterminée par trois dimensions :
1. L’attitude : « Qu’est-ce que je gagne ou perds à venir travailler ? »
Cette dimension renvoie à l’évaluation personnelle que fait un salarié de son comportement. Autrement dit, il ou elle pèse les bénéfices et les coûts perçus du fait d’être présent au travail.
Exemple en EHPAD : un agent peut se demander :
« Être présente aujourd’hui, est-ce que ça m’aide à me sentir utile et à soutenir mes collègues ? Ou est-ce que ça m’épuise davantage, au risque de craquer émotionnellement ? »
Si la présence est perçue comme protectrice (par exemple, maintenir un lien avec les résidents ou éviter la culpabilité), elle favorisera l’assiduité. Si elle est perçue comme coûteuse (fatigue, surcharge, manque de reconnaissance), elle pourra renforcer l’intention de s’absenter.
2. La norme sociale perçue : « Que pensent les autres de l’absentéisme ? »
Ici, il s’agit de la pression sociale ressentie : ce que l’on croit que les autres attendent de nous. Cela peut inclure les collègues, la hiérarchie, ou même les résidents et leurs familles.
Exemple en EHPAD : un agent peut se dire :
« Dans mon équipe, s’absenter pour un arrêt maladie est-il vu comme un droit légitime ou comme un abandon des autres ? »
Si l’absentéisme est banalisé ou même valorisé (« tu as bien raison de te préserver »), il sera plus probable. À l’inverse, si l’équipe valorise la présence coûte que coûte, cela peut dissuader de s’arrêter — parfois au détriment de la santé.
Certains cadres expriment une forme de chantage implicite : « On me menace avec l’absentéisme. » Cette pression normative inverse les rôles et transforme l’arrêt en outil de négociation.
3. Le contrôle perçu : « Ai-je les moyens d’agir selon mon choix ? »
Cette dimension concerne le sentiment de pouvoir ou non adopter un comportement. Cela inclut les ressources personnelles (énergie, santé), mais aussi les contraintes ou facilités externes (accès à un médecin, soutien de la hiérarchie, flexibilité des plannings).
Exemple en EHPAD : un agent peut se poser la question :
« Est-ce que je peux tenir encore quelques jours malgré la fatigue ? Ou est-ce que je peux facilement obtenir un arrêt si j’en ai besoin ? »
Si elle se sent coincée — par peur de ne pas être remplacée, par culpabilité, ou par manque d’accès aux soins — elle risque de continuer à venir malgré un état de santé dégradé. À l’inverse, un bon accès aux ressources et un climat de confiance peuvent faciliter une décision adaptée à sa situation.
Ainsi, l’absentéisme n’est pas simplement une fuite, mais une réponse aux croyances et aux contraintes vécues par le salarié.
La dynamique d’absentéisme n’est donc pas qu’individuelle, mais collective et organisationnelle. Lorsque l’absentéisme devient visible et toléré, il se transforme en norme sociale.
À partir de quand on considère que la norme est installée ?
Quand le salarié ne se demande plus si c’est acceptable, mais quand il va le faire. Autrement dit, quand l’absentéisme devient une option mentale automatique et socialement validée.
L’absentéisme ne devient pas une norme parce qu’il atteint un seuil statistique. Il devient une norme dès lors qu’il est perçu comme courant, commenté, compris — voire justifié. Ce n’est pas le volume qui fait la norme, mais sa visibilité sociale.
Autrement dit, même si les comportements restent minoritaires, leur perception suffit à façonner les représentations collectives.
Leviers d’action : agir sur les trois déterminants
Agir sur les attitudes : revaloriser les métiers et les pratiques de soin
L’attitude envers le comportement influence directement l’intention d’agir. Si le travail est perçu comme peu valorisé, pénible ou inutile, l’intention de s’engager diminue.
- Mettre en lumière les compétences relationnelles, émotionnelles et techniques mobilisées au quotidien.
- Créer des espaces de reconnaissance formelle et informelle (rituels d’équipe, valorisation des initiatives, retours positifs).
- Communiquer sur l’impact réel du travail auprès des résidents et des familles, pour renforcer le sens perçu.
Verbatims :
« On nous parle de toilettes mais jamais de ce qu’on apporte à nos résidents sur le plan humain. » « On nous prend pour des lave-cul. »
2. Travailler les normes sociales perçues : légitimer les comportements de régulation sans les stigmatiser
Les normes sociales perçues influencent l’intention en fonction de ce que l’individu pense que les autres attendent ou jugent acceptable.
- Encourager les discussions ouvertes sur les stratégies de régulation (arrêt, retrait, silence) pour désamorcer les jugements implicites.
- Mettre en place des référents ou des espaces de parole où les professionnels peuvent exprimer leurs dilemmes sans crainte de stigmatisation.
Verbatims :
« On ne se sent pas écouté… Après la dernière solution c’est l’arrêt. »
Renforcer le contrôle comportemental perçu : donner des marges de manœuvre concrètes
Le contrôle comportemental perçu correspond à la capacité ressentie d’agir. Si les professionnels se sentent impuissants, l’intention d’agir s’effondre.
- Clarifier les zones d’autonomie dans l’organisation du travail (priorisation, gestion des imprévus).
- Former à la gestion émotionnelle et à la régulation du stress en contexte de soin.
- Proposer des outils concrets de soutien (appui psychologique, médiation, dispositifs de signalement accessibles).
Verbatims :
« Je sais ce qu’il faudrait faire, mais je n’ai ni le temps ni le droit. » « Je sais que mon médecin m’arrête si je lui demande. »
Et concrètement, comment évaluer l’absentéisme autrement ?
La Théorie du Comportement Planifié ne se limite pas à une grille de lecture : elle peut devenir un outil opérationnel pour les entreprises. En intégrant ses trois dimensions — attitude, norme sociale perçue, contrôle comportemental — dans les dispositifs d’analyse RH, il devient possible de :
- Cartographier les intentions d’absentéisme à travers des enquêtes ciblées, des entretiens ou des indicateurs qualitatifs.
- Identifier les leviers d’action spécifiques à chaque métier, chaque collectif, chaque culture d’entreprise.
- Détecter les signaux faibles du présentéisme ou de la présence contrainte, souvent invisibles dans les tableaux de bord classiques.
- Construire des politiques de présence positive, fondées sur le sens, la reconnaissance et la capacité d’agir.
Cette approche permet de dépasser les chiffres bruts pour comprendre les dynamiques psychosociales à l’œuvre. Elle offre aux organisations une lecture fine, contextualisée et stratégique de l’absentéisme — non pas comme un problème à éradiquer, mais comme un indicateur de régulation à interpréter.
En croisant les vécus des professionnels avec les trois dimensions de la TCP, on peut :
- Repérer les zones de tension invisibles (culpabilité, fatigue morale, sentiment d’inutilité).
- Comprendre les normes implicites qui façonnent les comportements (solidarité, tabou du repos, pression hiérarchique).
- Révéler les marges de manœuvre réelles ou perçues (accès aux soins, flexibilité, soutien managérial).
Et si l’absentéisme était un choix rationnel ?
Poser cette question, c’est ouvrir la voie à une transformation profonde des pratiques RH. C’est reconnaître que derrière chaque absence, il y a une intention, une logique, une histoire — et donc une possibilité d’agir autrement.
Références
- Ajzen, I. (1991). The theory of planned behavior. Organizational Behavior and Human Decision Processes, 50(2), 179–211.
- DARES. (n.d.). Les chiffres de l’absentéisme en France. Ministère du Travail.
- CNSA. (n.d.). Rapports annuels sur les établissements médico-sociaux. Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie.
- Sénat. (n.d.). Rapports d’information sur les EHPAD et les conditions de travail dans le secteur médico-social.
- Fishbein, M., & Ajzen, I. (2010). Predicting and Changing Behavior: The Reasoned Action Approach. Psychology Press.
- Conner, M., & Sparks, P. (2005). Theory of Planned Behaviour and Health Behaviour. In M. Conner & P. Norman (Eds.), Predicting Health Behaviour (pp. 170–222). Open University Press.
- Cestac, J., & Meyer, T. (2014). Des attitudes à la prédiction du comportement : le modèle du comportement planifié. In La psychologie sociale : applicabilité et applications (Presses Universitaires de Rennes).

Amandine de Septenville
Psychologue social, Enseignante universitaire à Paris X et thérapeute en Thérapies cognitivo-comportementale (TCC)

Oscar Gala
Psychologue du travail
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